Gilles DESPLANQUES 

Vues de l'exposition Hétérotopia, château de Servières, Marseille, 2017
Spécial guest : Postcoïtum, Damien Ravnich (drums, pad) et Bertrand Wolff (synthesizer, laptop)
Photographies Ulrike Monso

« Mon intérêt pour l’architecture tient au fait que le bâti recèle des couches de sens et se pose comme une archéologie de la culture, de l’histoire. La chambre est le lieu de projection des fantasmes par excellence. Cette œuvre constitue le centre d’un monde infini. Celui de l’imaginaire. Je pense les œuvres comme des objets transitoires pour passer d’un état à un autre, d’un monde à un autre. Pour traverser la vie ».

A partir de la reconstitution de la chambre de son fils, L’artiste opère un transfert spatial par le déplacement d’une architecture dans une autre. Mais aussi un transfert symbolique, où se mêlent les projections mentales de l’artiste à celles de son fils. Ces projections se traduisent par des films où l’artiste évolue dans des espaces périphériques comme dans la vidéo L’ile de béton, librement adaptée de la nouvelle éponyme de J.G. Ballard. Ce Robinson de l’urbanisme concentrationnaire semble s’adapter malgré lui. Il apparait comme la figure loufoque du naufragé moderne. Les autres vidéos montrent l’intérêt de l’artiste pour ces lieux désertés et ces personnages en marge, qui interrogent notre société, notre animalité, notre réalité. Par l’usage du masque ou d’un accessoire qui cache le visage de l’acteur, le spectateur s’identifie à ces personnages solitaires qui errent dans des zones inhospitalières. A travers son installation et ses nouveaux films, Gilles Desplanques poursuit sa réflexion sur la figure de l’égaré. C’est une figure qu’il explorait déjà dans ses films précédents: UN rescue, Blue Border ou en encore issue de secours qui questionnent de différentes façons, aussi bien l’égarement physique que celui de l’esprit. « Ce qui m’intéresse, c’est le trouble que peut provoquer la marge, la folie et faire entrer le spectateur dans un monde proche du nôtre mais où quelque chose a basculé. L’égaré est celui qui interroge le mystère.»
Autour de la chambre, gravitent des objets hétéroclites qui semblent sortir d’un rêve et entretiennent une atmosphère étrange. Certains ont été expulsés, ils ont dérivé dans l’espace, comme le lit ou le tapis qui servent de support au duo de musiciens Postcoitum que l’artiste a invité pour une performance lors du vernissage et avec qui il partage un univers commun.

L’hétérotopie (du grec topos, « lieu », et hétéro, « autre »: « lieu autre ») est un concept forgé par Michel Foucault dans une conférence de 1967 intitulée « Des espaces autres ». Il y définit les hétérotopies comme une localisation physique de l’utopie. Ce sont des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire, comme une cabane d’enfant, un théâtre ou une chambre, ils désignent aussi les lieux de mise à l'écart, comme le sont les maisons de retraite, les asiles ou les cimetières. De façon plus générale, ils peuvent être définis dans l'emploi d'espace destiné à accueillir un type d'activité précis : les stades de sport, les lieux de culte, les parcs d'attraction font partie de cette catégorie. Ce sont en somme des lieux à l'intérieur d'une société qui obéissent à des règles qui sont autres.

 

 
 
 
 
 

Vues de l'exposition Hétérotopia, château de Servières, Marseille, 2017
Cette exposition personnelle a été coproduite par le Château de Servières et RIAM festival à travers le dispositif d’aide à la création de la région PACA.
Photographies Ulrike Monso


Gilles Desplanques déconstruit le Château de Servières et y projette un monde entre réalité et fiction qui immerge le visiteur dans un no man’s land. Entre sculpture de l’espace et espace vidéo, bienvenue dans une nouvelle dimension où tout peut arriver…
Pour Hétérotopia, l’artiste invite le spectateur à une rêverie éveillée, à moins qu’il ne s’agisse d’un cauchemar… Selon ses habitudes, il s’attaque à l’espace concret, aux murs de la galerie qui deviennent la matière première d’une sculpture dans laquelle le visiteur pénètre. Sur les mêmes principes que l’exposition Pierre Huyghe au centre Pompidou en 2013, Gilles Desplanques renouvelle le format de l’exposition et empruntait, le jour du vernissage, la notion d’œuvre vivante — à Pierre Huyghe et, avant lui, à Gilbert and George — en intégrant Damien et Bertrand, les deux musiciens du duo Postcoïtum, à son dispositif. À l’instar des Singing Sculpture de Gilbert and George, les notes de Postcoïtum finissaient de parfaire une ambiance très particulière que Gilles Desplanques réussit à créer dans Hétérotopia. Comme l’artiste qui implique son propre corps dans ses vidéos, ses performances et dans son travail de sculpture, il demande au visiteur d’entrer tout entier, physiquement et mentalement, dans sa proposition, et d’expérimenter son travail avec l’ensemble de ses sens. Chaque élément concourt à l’élaboration d’un monde à part, entre réalité et fantasmes, pour former une œuvre totale, « une exposition qui devient un monde en soi »… Un monde qui se referme sur le visiteur comme il va se refermer sur les personnages des vidéos de l’artiste.

« Il s’agit d’exposer quelqu’un à quelque chose, plutôt que quelque chose à quelqu’un. »
Pierre Huyghes
L’exposition met donc l’accent sur deux aspects essentiels de la pratique de Gilles Desplanques : sculptural, avec une œuvre monumentale (La Chambre) et le travail de destruction architecturale infligée à l’espace ou plus exactement au contexte ; et performatif de l’œuvre, que le regardeur appréciera dans les trois vidéos présentées.
La fiction commence au centre de l’expo, où le visiteur découvre l’écorché d’une chambre d’enfant, celle du fils de l’artiste reproduite à l’identique, à l’échelle 1. Les billes, les jouets, les vêtements le tapis, le lit ont été découpés selon l’implacable orthogonalité des deux lignes qui déterminent cette sculpture. Tout aura été scindé sur leur passage, comme si les lois de l’architecture faisaient fi de ceux qui vivent dans ces espaces que Gordon Matta Clark définissait comme « un espace clos, préconditionné non seulement par nécessité physique mais aussi par l’industrie qui inonde les villes et les banlieues de boîtes habitacles dans le but inavoué de s’assurer le concours d’un consommateur passif et isolé. » Trancher dans le vif pour donner à voir le ventre du bâtiment convoque dans l’esprit du visiteur les déconstructions de Gordon Matta Clark et sa critique sociale et acerbe de l’architecte et de l’architecture (« Il procède dès l’origine à un découpage et à une transformation des immeubles, en tranchant littéralement dans les murs, les cloisons ou les sols », commente Olivier Lussac), mais également les pièces englouties de Grout & Mazéas, plus légères dans leur propos, qui ont d’avantage à voir avec les décors de cinéma et donc avec l’envers du décor… Entre réalité et fiction, les éléments qui s’organisent autour de la Chambre semblent tout droit sortis des rêves ou des cauchemars de l’artiste ou de son fils. Un nain géant armé qui monte la garde (Priape), une étagère Ikea criblée de trous de perceuses (Kill Billy), des animaux naturalisés errants dans l’espace… La réalité explose littéralement ; au visiteur d’en recoller les morceaux disséminés dans l’exposition. Ledit visiteur explore son nouvel environnement à l’instar des personnages interprétés par Gilles Desplanques lui-même, dans les vidéos qui sont comme des fenêtres ouvertes sur l’inconscient de l’occupant de la Chambre. L’Île de béton qui fait référence au roman éponyme de Ballard, montre un personnage qui s’approprie un monde dans lequel il semble demeurer le seul humain encore vivant, jouant avec le paysage (scène de golf improvisée sur le Han gelé) et les différents éléments trouvés sur place. Le sentiment qui se dégage des films oscille entre désespoir de fin de monde et absurdité comique où tout n’est plus qu’un jeu. Chaque personnage tente de faire avec son environnement, de jouer avec le contexte et de survivre avec ce qu’il trouve. Protocole que s’impose Gilles Desplanques pendant ses performances, une fois le lieu repéré pour des qualités qui permettent à l’artiste de « sculpter la matière du paysage ». Desplanques tourne en totale improvisation et avec une économie de moyens. Comme un Robinson Crusoé d’aujourd’hui, mais surtout comme une figure métaphorique de l’artiste qui se débrouille avec les moyens qu’on lui donne. Sa trilogie de l’errance met donc en scène des personnages auxquels la solitude confère un statut marginal. À la limite de la folie, happée par l’urbanisme qui les prive pourtant de toute urbanité, en proie à un environnement qui phagocyte l’humain. On suivra ainsi les parcours d’un surveillant lui-même surveillé par un drone, d’un homme en combinaison orange se fondant dans le paysage, et celui d’un homme en slip orange et en claquettes dans un univers de glace et de neige — une vidéo réalisée lors de sa résidence à Séoul lors des échanges France-Corée… Ces espaces existent pourtant tels que Gilles Desplanques nous les montre, et s’ils nous inspirent un monde inhospitalier, ravagé par les désastres écologiques, c’est peut-être que nous n’en sommes plus très loin. Il ne s’agit pas de construire une œuvre d’anticipation, mais bien de jouer avec les transformations opérées par l’homme : la bauxite des boues rouges de Gardanne, une ruine architecturale vestige de la consommation culturelle, la propagation du béton qui chasse toute aire de nature d’une ville comme Séoul… L’œuvre interroge le réel.
À l’entrée de l’exposition, un spot éclaire une image qui nous éclaire sur le propos sous-jacent de l’exposition. Deux personnages, un enfant et un adulte, se tiennent devant une tour de Kapla. L’image livre des intentions de filiation et de transmission, celles d’un père à son fils, des générations passées aux générations futures, celles de notre propre passage de l’enfance à l’âge adulte et des gestes de l’artiste, qui ne sont que le prolongement des gestes de l’enfance…
Céline Ghisléri, Outremonde, article sur l’exposition Hétérotopia au château de Servières, mai 2017

 
Père et fils 2017
 
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