Intelligere est phantasma speculari (ein denkraum) 2013
Dessins au crayon sur papier découpé, dimensions variables
Vues de l'exposition Égarements, Château d'Avignon, Les Saintes Maries de la Mer, 2013
Dans Le théâtre de la mémoire(1), Giulio Camillo propose au XVI° siècle un système dont Bertrand Schefer(2) décrit l’ambitieux objectif ainsi : « comment transformer la pensée en image et l’image en mémoire ; comment réduire le monde à un ensemble fini de représentations et muer toute connaissance en spectacle ». Pour ce faire, Camillo établit un dispositif qui permet de spatialiser la mémoire en l’incarnant dans des lieux dont la succession et la disposition les uns en relation aux autres sont clairement définies. Il s’agit de pouvoir situer les différents moments de la pensée, de pouvoir les associer aux images des lieux qui leur sont attribués afin de faciliter leur résurgence à l’esprit par le travail de remembrance (pour reprendre le terme de Chateaubriand).
Ce système complexe qui s’apparente à une cosmogonie m’intéresse en ce qu’il propose de poser des relations géographiques et topographiques comme équivalents de la structure d’une pensée. Le théâtre de Camillo comporte des degrés singularisés par des figures, des espaces et des mécaniques auxquels sont associées des images qui permettent de penser le monde, de l’organiser en strates successives, de le ranger.
Une des choses qui se dit là est qu’une certaine intelligibilité du monde peut se manifester par le biais d’une approche que l’on pourrait qualifier d’anatomique, qui en déplierait les facettes et mettrait à jour les relations entre elles de façon structurée.
Les amusements champêtres, tentures d’Aubusson du XVIIIème siècle qui ornent les murs de la salle à manger du château d’Avignon, dépeignent des scènes bucoliques, de danse, de festin, de jeux sur fond de campagne sereine. Les personnages de ces scènes peuplent les lieux de leur gaîté mais aussi de leur mystère. Nulle référence historique ou géographique est donnée, nous sommes dans des scènes de genre, archétypales, qui exposent coutumes, figures, postures et lieux. Intelligere est phantasma speculari (ein denkraum) est une tentative de dissection de ces scènes, de mise en lumière des relations souterraines des différents éléments qui les composent et qui en font des mondes à part entière.
Pour disséquer il faut ouvrir. Impossible de lacérer les toiles pour faire émerger le concetto spaziale cher à Fontana, le travail d’anatomie se fera donc de façon voisine, dans les vitrines adjacentes, sous la lumière crue et entre les plaques de verre. S’y déplieront des dessins découpés des arbres et des maisons, des hommes et des femmes, les villages, ponts, chiens, moutons, buissons et arbres, gestes ingénus, évocateurs ou mystérieux de ces saynètes tissées. Ainsi que l’on peut admirer l’ingénieuse structure d’un livre pop-up en le retournant, Intelligere est phantasma speculari (ein denkraum) dépliera les images et, ce faisant, proposera d’observer la mécanique possiblement à l’œuvre au sein de ces délicieuses scènes champêtres : une anatomie de papier(3).
Stéphanie Nava
1. Giulio Camillo, L’idea del teatro, 1550
2. Bertrand Schefer, Les Lieux de l’image, préface à l’édition française de L’idea del teatro : Le théâtre de la mémoire, traduction de Eva Cantavenera et Bertrand Schefer, éd Allia, 2001
3. « Il faut se représenter la chose de la manière suivante, selon la description de Viglius à Erasme : « Tout cela, à ce que l’on dit, il l’aurait décrit sur des feuilles de papier, aptes à s’enrouler et à se dérouler, et capables, en étant suspendues aux parois de l’amphithéâtre, de vous fournir sur-le-champ le renseignement cherché. » (28 mars 1532 ; Opus Epistolarum, éd. Allen, t. IX, Ep. 2632). » Betrand Schefer, note 77 à l’édition française de L’idea del teatro, op cit. |