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| Gilles Desplanques vit et travaille à Marseille. Ses oeuvres réagissent pour la plupart à des contextes spécifiques. Son travail, qui s'étend de la sculpture à la vidéo, en passant par l'installation, la photographie ou la performance... s'appuie sur un attrait pour l'architecture, plus généralement sur un intérêt pour le rapport du corps à l'espace et sur un désir de s'en prendre aux modèles normatifs qui organisent les constructions, la société, l'individu. Ainsi, il arrive que ses oeuvres prennent pour objet les standards pavillonnaires ("Marée haute", "Sotomayor / Powell"), la décoration d'intérieur ("Trophée tête de cerf"), ou l'ameublement de masse ("Kill Billy")... ces éléments, en tant que parangons de la société actuelle, sont alors dévoyés, maltraités, réinterprétés. Ils construisent un langage artistique qui joue sur le déplacement perpétuel, offrant un regard insolite et amusé sur l'ordonnancement du monde. Le travail de Gilles Desplanques ne remet pas en question de façon autoritaire les lois de la norme, il tente au contraire de créer des interstices qui sont autant de points de vue critiques sur notre environnement.
Marie Godfrain, interview à l'occasion de l'exposition "Issue de secours", galerie Art-cade, Marseille, 2013
À l'occasion de sa première exposition monographique à Marseille, Issue de secours, Gilles Desplanques revient sur son projet Pop Up House qui ne verra pas le jour et sur sa nouvelle création en lieu clos. Zibeline : Votre exposition à la galerie Art-Cade est-elle une manière offensive de répondre au projet avorté d'Atelier de l'Euroméditerranée ? Gilles Desplanques : Non, pas forcément. Art-Cade m'avait invité avant que la Pop Up House ne soit annulée, dans le cadre du programme Archist qui interroge les frontières entre l'architecture et les autres arts. Ce qui correspond à mon travail. C'est un projet qui me tient à coeur parce qu'il est nouveau pour moi et, en effet, comme le projet s'est cassé la figure c'était intéressant pour moi de rebondir. Clairement, ça a été un moment difficile, il a fallu avaler la pilule car cela représente deux ans de travail avec des collaborateurs intéressés et intéressants. Quelles sont les raisons de son annulation ? C'était un projet audacieux d'origami architectural accroché à une façade d'immeuble... Sans langue de bois, c'est un blocage de l'architecte. Il était partant au départ et s'est manifesté contre le projet au moment où tous les feux verts administratifs étaient allumés. Il s'est réveillé en demandant la co-signature de l'oeuvre, ce qui signifiait avoir son nom partout. Mais l'immeuble en question était en construction ? Non, il s'agit de l'immeuble d'Orange situé sur la place de la Joliette. Tout avait été fait pour que ça marche techniquement et le Club de l'Immobilier Marseille Provence avait trouvé les financements. À sa décharge, il a considéré qu'à partir du moment où son oeuvre était découpée par la mienne, elle faisait partie intégrante de la nouvelle oeuvre. Cela a fait jurisprudence car il n'y a pas d'équivalent : c'était en effet une oeuvre parasite. Si on pousse le bouchon un peu loin, c'est un peu comme si on découpait un Monet pour en faire un origami ! Il y avait une certaine légitimité dans sa demande mais ça s'est passé au bout de six mois... On a fait cinq demandes de conciliation qui n'ont pas abouti et, après avoir usé toutes les cartouches, on a fini par abandonner. Depuis, aucun partenaire ne s'est manifesté pour reprendre à son compte la Pop Up House ? Pas encore. J'envoie des bouteilles à la mer mais, pour l'instant, non. C'était vraiment l'occasion car les AEM étaient le programme parfait pour ce type d'oeuvre, et la manifestation Marseille 2013 aussi. Tous les paramètres étaient réunis : l'emplacement de l'immeuble, sa structure, l'accord du propriétaire et, au début, de l'architecte. On pourrait le faire sur un immeuble en construction mais ce serait compliqué car ce n'est pas comme une sculpture monumentale que l'on pose sur une place. Je ne désespère pas car il y a d'autres capitales européennes... On est tombé sur un problème qui se posera dans d'autres circonstances car l'architecte est en droit de dire qu'il y a une altération de son oeuvre puisqu'une architecture particulière est considérée comme une oeuvre. Mais, juridiquement, on est dans le flou : tous les bâtiments ne sont pas considérés comme des oeuvres d'art, et à quel moment le sont-ils ? Vous évoquez la sculpture monumentale or votre travail se situe à mi-chemin entre l'architecture et la sculpture. Art-Cade est un lieu fermé qui se développe autour d'un patio central avec de larges baies, des petites pièces, un long couloir d'entrée. Là vous avez oblitéré les ouvertures, décloisonné l'espace, créé de fausses ouvertures, bref vous nous perdez complètement. Comment avez-vous appréhendé le contexte de la galerie qui n'est pas celui de l'espace public et quel était l'enjeu ? C'est un acte radical par rapport au lieu. J'ai fonctionné ici comme je fonctionne toujours, en étudiant le contexte à la fois historique et récent. Là, j'ai voulu effacer la galerie et travailler sur la notion de perte de repères. Le challenge était d'amener les gens dans une galerie et de la leur faire oublier, d'une certaine façon. Comment vous y êtes-vous pris ? Quand Art-Cade m'a fait la proposition, il y avait un projet de rénovation, d'ailleurs il y a un avis de travaux placardé sur la façade. Cela m'intéressait d'avoir une entrée sur la rue, de jouer avec les 15 mètres de couloir et l'absence de vitrine en façade. J'ai voulu inverser dès le départ, déjà avec le titre Issue de secours, le fait qu'on nous amène dans un endroit où on est sommé d'en sortir ! Je voulais inventer une fiction, jouer sur l'idée de travaux qui auraient été abandonnés, murer la galerie, avec un passage qui aurait été forcé par quelqu'un, et transformer le chantier en squat. Bref, jouer sur l'ambiguïté entre la galerie, le chantier et l'univers de ce personnage fictif qui s'est dessiné au fur et à mesure du montage. Beaucoup de pièces ont été créées in situ quand je me suis mis dans la peau du squatteur : pendant onze jours j'ai travaillé non stop et un lieu s'est profilé qui reprend les codes de l'habitat. Il y a une salle d'attente, un dressing un peu bizarre, une salle de sport, une chambre à coucher avec son lit comme ultime refuge... et une vidéo que j'ai tournée il y a deux mois et qui donne un peu la psychologie du personnage (un personnage qui découvre la galerie circulaire, la tête dans un carton, pédalant sur un tricycle, ndlr). On imagine qu'il invite des gens à partager son mode de vie... On retrouve l'idée de la Pop Up avec le mur d'entrée que l'on découvre après coup, c'est un totem que l'on contourne quand on entre et une sculpture quand on le regarde à la fin du parcours. Cela m'intéressait que le lieu soit un entre-deux, que l'on se demande ce qu'il était avant et ce qu'il va advenir.
Guillaume Mansart, Les constructions massives ou légères de Gilles Desplanques, 2010
La pratique de la sculpture, telle que Gilles Desplanques l'envisage, est indéfectiblement liée à une certaine forme d'expérience de l'espace. Au-delà de la formulation des volumes dans le réel (ce qui définit le geste sculptural), c'est d'abord à partir de la mise en résonance d'un contexte de production que se façonne chaque oeuvre spécifiquement. C'est dans ce rapport exigu entre une pièce et le moment de sa réalisation que se définie pour partie son oeuvre. Cependant, il ne faudrait pas prendre l'endroit de cette articulation pour de l'in situ, il s'agit en fait bien souvent de tout autre chose, d'une envie de se coltiner le monde, de l'éprouver physiquement avec plus ou moins d'engagement, et d'en faire oeuvre, bref de penser l'in vivo d'une pratique. Pour se mesurer à l'espace, l'artiste a d'abord déambulé, sac à dos et carte à la main (bien que celle-ci se soit souvent avérée inutile, camouflée qu'elle était sous un motif militaire, Carte du monde à l'usage des artistes et des militaires...). S'attaquer à la ville, arpenter ses trottoirs, sortir des boulevards, embrasser le paysage, la météo, n'échafauder que l'improbable rencontre d'un objet, un site, une situation, intervenir avec peu de choses (d'où le sac à dos) et augurer de la mise en oeuvre (au sens littéral, comme au figuré), y travailler avec l'acharnement d'un arpenteur, et se dire que l'économie de moyen ne rime pas toujours avec la pauvreté des formes. De ses déambulations, Gilles Desplanques ramène des images qui sont autant de traces de ses interventions sculpturales éphémères : un alignement d'une cinquantaine de tees de golf oranges sur un toit new-yorkais (en contre-plongé, sans perspective ni rapport d'échelle possible, les tees revêtent une apparence menaçante), des pneus de tracteurs relevés sur une route de campagne (et qui évoquent le déplacement autant que l'absence d'un véhicule), un igloo de neige à l'intérieur luminescent (architecture minimale flamboyante)... Le processus de la dérive s'offre comme un protocole, le gage d'une production rapide (en terme de réalisation) et d'une oeuvre fugace qui n'ajoute rien d'autre au paysage que la trace d'un passage. Ici, la question de la création est d'abord liée à l'exercice du contexte. S'il est beaucoup question du corps dans l'oeuvre de Gilles Desplanques, c'est précisément car il est l'outil de cette confrontation à l'environnement. Parfois il s'y dilue, comme dans cette pièce programmatique de 2002 dans laquelle tranche après tranche, au rythme de la marche, les morceaux du corps moulé de l'artiste s'étalent et figurent son enfouissement progressif et séquencé. Mais plus qu'à travers sa représentation c'est souvent à partir de l'acte que le corps survient, faisant alors pencher une pratique artistique résolument transversale du côté de la performance. Le corps et la sculpture, ou comment sculpter par un geste primaire. Mettre un sac plastique sur sa tête / inspirer, expirer, inspirer / créer du volume comme on souffle... AirBag. La poche de plastique se gonfle et se rétracte, elle se coordonne aux mouvements d'une respiration. Le corps et le territoire, ou comment affronter l'environnement avec plus ou moins de bonheur. Et il est encore question de passage ici, de la dérive (Comment j'ai quitté la Norvège , UN Rescue ...) voire de la perte (Déboussolé ). Le geste y est parfois aussi absurde que vain (chasser l'eau d'une plage au balai n'est pas une mince affaire, Marée montante...), il semble dire qu'au-delà de la faillite de l'action sur le monde, il y a une envie irraisonnée d'en découdre, de se poser en adversaire d'un état des choses (politiques, architecturales, sociales...). Il y a deux stratégies qui coexistent et qui disent au final la condition de l'artiste. D'une part, donner des coups dans l'eau pour signaler sa conviction, d'autre part, d'adopter une stratégie plus offensive et investir les failles. Entrer par effraction dans le monde, construire en grand, prendre les chemins de traverses, comme ce traceur (nom donné aux personnes pratiquant le parkour) dans Piste bleue qui s'introduit dans l'enceinte d'un lycée en escaladant sa façade sans plus de problème que s'il entrait par le portail. Détourner les usages de l'architecture c'est lui retirer l'autorité du contrôle des corps, c'est affirmer l'interstice comme un chemin de liberté, c'est sortir de la coercition du bâtiment. Le politique du bâti devient une trame à partir de laquelle l'artiste interroge ce qui construit au sens large notre société. Le développement de la production d'objets ou d'espaces à vivre normalisés, constitue alors un autre axe important de son travail. Jouant sur un rapprochement sémantique, l'oeuvre Phénix, par exemple, emprunte autant au mythe de l'éternel recommencement qu'à la réalisation architecturale en série. Objet polysémique, la maquette d'une maison individuelle Phénix est brulée ne laissant apparaître qu'une structure noircie et fragile. Surélevée, prenant appui sur des pilotis qui la présentent à hauteur d'homme, la maison n'est pas sortie de sa phase de construction. Ruine avant l'heure, elle convoque un devenir inéluctable tout en signalant sa renaissance perpétuelle (l'oeuvre Phénix elle-même reprendra d'ailleurs corps à travers une installation à l'échelle un, la structure brûlée venant s'appuyer sur les ruines d'un hangar abandonné). Avec Marée haute en revanche, pas de deuxième chance, la maison est engloutie, comme happée par le sol, elle renvoie à l'inexorable montée des eaux qui relèguera bientôt au rang d'agréable souvenir le désir d'une vie conforme dans une zone pavillonnaire (et inondable). Chez Gilles Desplanques les formes architecturales proposant des normes de vies standards sont souvent liées à une espèce de fatalité, filant la métaphore, elles pourraient alors renvoyer à la difficulté de chacun à se sortir de ses schèmes culturels. Dans Sotomayor/Powell, il est également question de standard et d'espaces de vie normés. Si le corps des artistes de ces cinquante dernières années s'est souvent retrouvé contre le bitume pour prendre la mesure du réel à l'échelle de l'homme (on pense aux Body Configurations de Valie Export, au travail de Stanley Brouwn...), Gilles Desplanques quant à lui a choisi non sans un certain dégagement (refusant la compétition) de s'appuyer sur les performances de Mike Powell et Javier Sotomayor, respectivement champion du monde de saut en longueur, et recordman du monde de saut en hauteur, pour penser les proportions d'une de ses pièces. Et c'est la performance bien plus que le corps qui devient étalon. Du nombre d'or de Le Corbusier (le célèbre modulor qui déterminait les proportions et l'organisation des volumes) aux médailles d'or de Sotomayor/Powell, l'espace à vivre, qui se donne à voir ici à travers une cloison intérieure type de maison individuelle, s'envisage à travers l'excellence 22 carats. « La base performative des records mondiaux constitue ainsi les mesures maximum de l'envol plutôt que le rayon d'action statique de l'homme moyen universel, explique l'artiste. Le référent n'est pas théorique et intangible mais expérimenté et évolutif. ». 8m95 de long sur 2m45 de haut pourrait alors devenir pour lui le nouveau standard de l'architecture résidentielle de masse (ce qui d'ailleurs n'est pas loin des réelles proportions des salons de maisons Bouygues). Convoquant Robert Smithson (The Partially Buried Woodshed entre autre) autant que Gordon Matta-Clark (les Building cuts notamment), Gilles Desplanques a décidé comme eux de s'attaquer au contexte avec les armes du réel. Travaillant à son contact, en adoptant l'échelle un notamment, il positionne ses oeuvres à côté des objets de l'industrie immobilière validant ainsi leur charge critique. A bien y regarder, on pourrait s'apercevoir que son programme tient dans la volonté farouche de construire massivement des ruines. En montant le scénario de la destruction d'une ville, en expérimentant l'exil (UN Rescue), en traçant à la disqueuse la ligne d'un scalp architectural radical (Scalp ), en perforant jusqu'à n'en plus pouvoir une bibliothèque de salon (Kill Billy )... il met en oeuvre la déliquescence du monde de la production.
Luc Jeand'heur, Between the furniture and the building, 2009
Cela signifie être pris au piège de l'architecture, de l'objet, de l'usage et du langage (Jimmie Durham). Les titres de Gilles Desplanques révèlent le jeu sémantique d'une stratégie « sur la langue ». Au-delà des mots de passe-passe, le jeu de construction polymorphe mis en oeuvre réfléchit la complexité d'une création ludique et ouverte. Trophée (2008), réalisé in situ, manoeuvre en détournement/retournement. De la matière-même de la paroi jaillit une tête de cerf, ouvrage sur le principe du kirigami (origami qui intègre la découpe). L'artiste accroche chaque lieu de passage à l'oeuvre à son tableau de chasse et rapporte à lui la place du collectionneur. La Carte du monde à l'usage des artistes et des militaires dessine à sa façon le territoire sans limite de Gilles, dans son formalisme plus que dans sa représentation, à fabriquer des espaces divergents et des déplacements baroques dans le monde a priori connu. Déboussolé tourne/retourne comme cette promesse au spectateur : TOUS les sens seront en perte de repères. Gilles utilise des objets véhiculaires qui se mesurent au système global du corps. Ses pièces répondent à un système fondé sur la transversalité et l'interconnexion. Des modes opératoires de construction absurdes donnent aux choses la densité d'une histoire. Rébellion et violence assujettis aux consignes de la mode du monde des objets, Le dernier cri (mallette à Intifada) déplace un soulèvement collectif sur un terrain occidental de tueur-à-gage tireur d'élite (potentiellement terroriste et ennemi intime) et son instrument de travail personnel. Ce "plus qu'un" travail pense la pluralité au sein d'un même "plus qu'un" objet/situation et son éclatement dans une sémiotique schizophrène. Kill Billy devient la figure de l'antithèse d'une des étagères la plus vendue au monde. La consommation littérale de l'objet (15 000 trous) dévoré par un bug de fonctionnalité bricole un art de la guerre aux choses : la duperie « tarantinesque » du titre-valise ; la légende de Billy the Kid attaque le rangement à « l'idéal démocratique Ikéa » à la perceuse calibre 45 (celui de Pat Garett). Chaque oeuvre résonne donc comme une allégorie de l'Autre-chose. Gilles Desplanques intensifie un nouvel ordre des choses et restitue un réel de contradiction et de résistance où toutes les histoires et les formes se cognent, s'embrouillent et se combinent.
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Techniques et matériaux
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Du poil au béton | |
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Mots Index
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Architecture Sculpture Installation Performance | |
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repères artistiques
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Buster Keaton Gordon Matta-Clark Francis Alÿs | |
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